L’objectif de la journée d’études sera de faire dialoguer des versions de l’anthropologie linguistique dites « américaines » (Agha, 2007; Carr et Lempert, 2016 ; Duranti, 2003 ; Fleming, 2014, 2018 ; Gal et Irvine, 2019 ; Hanks, 1990; Lee, 1997 ; Nakassis, 2016; Schieffelin et al., 1998 ; Silverstein, 2023) et celles dites « françaises » (Bornand et Leguy, 2013; Boutet, 2016; Calame-Griaule, 1970, 1977; Canut, 2021 ; Costa, 2013 ; Masquelier et Siran, 2000; Monod-Becquelin et Eriksson, 2000; Monod-Becquelin et Vapnarsky, 2001; Vapnarsky, Monod-Becquelinet et de Fornel, 2013). Le dialogue engagé partira de travaux ethnographiques dans le but d’explorer les différents espaces de recherche et « leurs paradigmes, à l’échelle locale ou globale de la communauté scientifique, et de dissoudre ainsi les territorialisations institutionnelles ou disciplinaires » (Masquelier, 2021 : 56). La journée proposera des perspectives sur le fait linguistique total (Silverstein, 1985), concept dérivé du fait social total (Mauss, 2021), et qui pointe vers et s’incarne dans (indexically iconizes) la relation historiquement et intellectuellement profonde des anthropologies linguistiques des deux côtés de l’Atlantique (voir Breton, 1999 ; Him-Acquilli et Telep, 2021). En particulier, la journée explorera les aspects cryptotypiques – cachés, implicites – de ce fait total : d’abord en se focalisant sur les thèmes du silence, de l’implicite, de l’éthique, qui façonnent les interlocutions de terrain ; et ensuite, en examinant les aspects épistémologiques qui sous-tendent les interlocutions portant sur le terrain, par le biais d’exposés sur plusieurs courants théoriques et méthodologiques en France.
Cette journée d’études proposera d’appréhender les cryptotypes tels que définis ci-dessus, mais également de manières plus métaphoriques. Étendant la notion des catégories linguistiques vers les catégories socioculturelles, les contributions se concentreront sur des aspects cachés ou implicites du « fait culturel total du langage » auquel sont confronté·es les ethnographes sur le terrain (Silverstein, 1998 : 139). Ces aspects peuvent se manifester sous forme de gommages et d’élisions, de secrets et de silences, de sous-entendus et de sous-jacent. Tapis sous la sémiose de surface, ces aspects façonnent la manière dont les personnes remarquent, interprètent et interagissent.
La journée d’études proposera de réfléchir sur la sémiose cryptotypique sur les plans éthique et épistémologique. L’impératif de l’anthropologie est de rendre explicite, d’amener à la surface ce qui est implicite ou caché. D’une part, la notion de cryptotypes permet de tenir compte de la manière dont le regard analytique altère son propre objet : ce qui était caché cesse de l’être. Le fait de dire le non-dit et d’exposer le sous-jacent refaçonne les phénomènes étudiés, ce qui est vrai autant pour le silence quotidien (Basso, 1970 ; Bauman, 1983) que pour le rituel ésotérique (Gutierrez-Choquevilca, 2021). D’autre part, si l’objet d’analyse doit rester stable, c’est au regard de l’analyste de s’altérer. Par exemple, les ethnographies du secret et du silence doivent parfois reproduire exactement les aspects cryptotypiques qu’elles étudient, à la fois par respect pour les réalités des informateur·ices, et pour représenter réflexivement les limites de la conscience (awareness) anthropologique (Debenport, 2015). L’étude des cryptotypes appelle ainsi une réflexion critique sur le regard analytique lui-même. En effet, l’anthropologie ne fait pas que révéler ce qui est dissimulé, elle implique elle-même à des processus de dissimulation (Clifford et Marcus, 1986; Nair, 2023). Les gommages et les élisions qu’impliquent le travail de terrain, l’écriture, la théorisation en sont des exemples probants. Que peut-on donc dire des épistémologies impliquées dans des cryptotypes qui altèrent autant qu’ils sont des produits de l’altération ? Comment les cryptotypes façonnent-ils les contours de positionnements éthiques ? Quelles relations les cryptotypes eux-mêmes peuvent-ils cacher, entre épistémologies d’autrui et celles de l’analyste ? Quels seraient les enjeux éthiques de telles relations ?
Agha Asif, 2007. Language and Social Relations, Cambridge, Cambridge University Press.
Basso Keith, 1970. "To Give up on Words": Silence in Western Apache Culture, Southwestern Journal of Anthropology 26 (3), pp. 2013-230.
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[1] “différents espaces de recherche et … leurs paradigmes, à l’échelle locale ou globale de la communauté scientifique, et … dissoudre ainsi les territorialisations institutionnelles ou disciplinaires.” Translated by Urmila Nair.